


Le programmateur du Hong Kong film archive, Law Kar, est allé jusqu’à comparer Suzie Wong à Sally Bowles, l’héroïne de Farewell Berlin qui donnera plus tard le film Cabaret. L’excentrique et riche ville de Berlin, dans les années 30, représentée par Sally, y est menacée par le nazisme. Tout comme les communistes Chinois sont aux portes du tout aussi fastueux Hong Kong des années 60… L’idée est pertinente et il suffit de voir comment résonne le souvenir de Suzie Wong chez les anglo-saxons pour comprendre que son impact dépasse le cadre du simple personnage de cinéma. Elle représente une époque, des tranches de vies et une vision de la condition féminine voire du rapport à la femme asiatique ; certains condamneront le propos, nul ne peut nier son caractère représentatif, même s’il est idéalisé.
L’intrigue en elle-même est simple. Quelques quiproquos, des mensonges et des non-dits bâtissent une relation amoureuse instable que l’on sait toutefois sincère. La trame est celle, classique, des comédies romantiques américaines de cette époque. Le film se construit autour de quelques scènes emblématiques, comme celle d’ouverture dans le Star ferry. Cette ligne de bateau qui relie la péninsule de Kowloon à l’île de Hong Kong est encore aujourd’hui chère au cœur des Hongkongais ; et il est toujours possible d’emprunter le bateau qui a servi au tournage, le Radiant Star. La scène du dîner mondain chez les colons britanniques, dans l’une de ces belles demeures du quartier du Peak, est toujours d’une actualité tristement banale. Racisme ordinaire, esprit colonial étriqué, non-dits… Richard Quin, le réalisateur, prend soin de dessiner avec pertinence la société bourgeoise dans laquelle il pose une partie de son intrigue. Il faut enfin souligner les quelques scènes de rues ou de marché, prises à la sauvette et, de fait, véritables moments volés, authentiques et réalistes. Ces plans, souvent maladroits du point de vue de la réalisation, tranchent avec le perfectionnisme du reste de la mise en scène mais, au final, illustrent bien le dépaysement du héros, son sentiment de découverte mêlé de malaise à s’immerger dans un monde si populeux et différent.

A ce titre, les protagonistes campent au départ des statuts aussi bien que des personnages. William Holden peine tout d’abord à convaincre dans son rôle d’artiste quadragénaire ayant abandonné son pays et sa carrière d’architecte. Le personnage est trop sérieux, trop carré pour être emporté par la naïveté et l’empathie. Le virage complet de sa vie semble pourtant un passage primordial pour que le public occidental puisse tolérer l’évolution de sa vision. Un peu d’humour, beaucoup de charme et quelques déboires corrigent ce départ un peu trop assuré. En 1960, William Holden est déjà un acteur accompli, auréolé de virilité par le succès récent de The bridge on the river Kwai ; difficile de se séparer d’une telle image ! L’expérience chinoise doit toutefois être concluante pour l’acteur puisque l’année suivante, il enchaîne avec le tournage de Satan never sleeps de Leo McCarey. Il y joue le rôle d’un missionnaire en Chine, accompagné par une charmante autochtone ; mais c’est une autre histoire… bien loin des filles de Wan Chai, du Nam Kok hotel et de la belle Suzie Wong.
C’est à la jeune actrice Nancy Kwan que revient le rôle doux-amer de Suzie Wong. En Cendrillon des temps modernes, elle irradie de fraîcheur et d’assurance. Comme modèle aux peintures de Lomax ou guide de ses escapades hongkongaises, elle est attachante en tout point et mène la caméra par le bout de l’objectif… Avec un tel succès, la carrière de Nancy Kwan semblait lancée. Elle est ensuite en haut de l’affiche dans le pétillant Flower drum song qui la met en scène à San Francisco. On la voit dans quelques films indépendants, des comédies romantiques… pourtant la carrière ne décolle pas et, mauvais signe, critiques et spectateurs continuent d’appeler l’actrice… Suzie Wong. Ses frasques sentimentales et le destin tragique de son fils demeurent malheureusement, à Hollywood, plus célèbres que ses talents d’actrices.
Le personnage de son tout premier rôle, quant à lui, reste et demeure une icône. Une boîte de nuit fort célèbre de Pékin en a fait son nom, sa décoration et son logo, de même qu’un bar branché de New York et un autre à Londres. Elle est aussi devenue une héroïne de manga au Japon, une marque de vêtements à Singapour et même une recette branchée de cocktail (à base de liqueur de mandarine…). Enfin et surtout, le mythe s’est construit à partir des innombrables ersatz de son personnage que le cinéma a pu engendrer dans les années 60-70, quel que soit le genre. Suzie Wong, c’est toute une génération d’actrices asiatiques qui se modèlent à un jeu, à une image attendue par l’Occident. Le monde imaginaire de Suzie est devenu réalité, elle s’est éloignée de la ruelle sombre et escarpée de Ladder street pour briller aux lumières d’Hollywood. Un conte de fée qui dure toujours.